meurtre en cuisine. (leo)

Je découpais sagement ma tomate en rondelle, et mettais aussitôt les morceaux dans le reste de ma salade. J'avais faim, trop faim, et m'en foutais royalement de ce que les cuisiniers du château pouvait me reprocher. Ils me laissaient tous travailler, seul dans mon coin, et se souciais peu de ce que je faisais. Tous à l'exception d'elle, cette brune aux sourcils froncés. Qu'elle fasse, j'ignorais totalement sa présence. Concentré, je sifflais, ne négligeant alors aucune des notes de la musique qui me hantait l'esprit. Quoi ? soufflais-je alors en remontant mon regard vers cette femme qui me dévisageais, je n'avais pas envie qu'on m'observe aussi intensément. Cela me perturbais, me gênais, et m'obligeais à m'énerver. Elle était si brute, que je n'avais pas besoin de me retourner afin de réaliser sa présence. Je me redressais, et enfonçais mes doigts dans mes cheveux. Je peux savoir c'est quoi ton problème, ... Leo ? lui demandais-je tout en regardant son prénom inscrit sur sa poitrine. Prénom de mec, soit, mais qu'importe, je n'y prêtais pas plus d'attention. Je détournais mon regard, et me concentrais à nouveau sur ma salade. Elle n'allait tout de même pas continuer à me tuer du regard de la sorte ? Surtout que ces collègues venaient de quitter la pièce, c'était pour eux l'heure de faire une pause. La pause entre les repas du midi, et ceux du soir. Qu'ils fassent, qu'ils en profitent pour me laisser en tête à tête avec la belle capricieuse. Je découpais plus bruyamment mes petits légumes, et me tournais alors vers elle. Dis-moi chérie, pourquoi tu ne me dis pas simplement quel est ton problème ? lui soufflais-je avant de m'appuyer contre la table de travail. Je croisais mes jambes, et nettoyais mes mains encore mouillées à l'aide de la première serviette qui tomba sous mes doigts. Je la gênais, certes, mais qu'elle exprime cela, juste pour me faire plaisir, pour ma petite fierté personnelle. J'étais un emmerdeur de première, tout le monde savait cela.

Le service touchait à sa fin, et chacun se consacrait à la lourde tâche qu’était le nettoyage des cuisines. Leo astiquait, frottait, décapait chaque surface afin d’assurer une propreté irréprochable pour le service du soir. Seulement aujourd’hui, un énergumène avait décidé de troubler la quiétude du rituel quotidien pour venir souiller ce lieu sacré qu’étaient les cuisines de l’hôtel. La jeune femme fulminait. Elle connaissait de vue Valentino Cavaletti, pour l’avoir croisé à quelques reprises après le boulot. Il n’était pas cuisinier. Il n’avait pas sa place ici, n’avait aucun droit d’utiliser le moindre ustensile de cette pièce. Alors elle le fixait, tandis qu’il brandissait son couteau, découpait cette pauvre tomate. Elle le fixait tandis qu’il sifflotait un air qui semblait chercher à la provoquer. Elle se dit qu’elle était folle. Folle de s’offusquer pour si peu. Quoi ? lui balança-t-il d’une voix contrariée. Rien, articula-t-elle sans desserrer les dents, gardant un oeil sur le couteau qu’il empoignait. Je peux savoir c'est quoi ton problème, ... Leo ? Elle cligna des yeux, prise de court, étonnée de l’entendre l’appeler par son nom. Elle jeta un coup d’oeil vers le badge épinglé à sa poitrine et le décrocha précipitamment, s’efforçant toujours de ne surtout pas lui répondre. Elle était une employée, il serait bien malvenu de sa part de s’attirer les foudres de qui que cela fût. La salle était déserte, elle en profita pour s’éloigner subrepticement et reprit ses activités comme si de rien n’était. Il ne lâcha pas l’affaire cependant. Elle entendit le couteau claquer fermement contre le plan de travail à chaque découpe, et sentit son regard fixé sur elle. Dis-moi chérie, pourquoi tu ne me dis pas simplement quel est ton problème ? Elle soupira de manière audible et jeta dans un évier le torchon qu’elle tenait entre ses mains. La cuisine, comme son nom l’indique, est réservée aux cuisiniers. Ceux qui savent cuisiner, quoi. Elle sentait le mépris suinter de chacun de ses mots, bien qu’elle dût admettre qu’il n’avait pas massacré le moindre légume jusqu’ici. Elle s’apprêtait à l’inviter à s’en aller, poliment, courtoisement, comme toute personne civilisée se devait de le faire, lorsque les néons qui baignaient les cuisines d’une lueur rassurante s’éteignirent brusquement. Les plongeant impitoyablement dans les ténèbres qu’elle redoutait tant.

Je la regardais, pressé d'obtenir une réponse plus ou moins sérieuse à ma question. Cette cuisinière n'appréciait pas ma réponse, oui et ? J'aimerais obtenir une explication, et pouvoir profiter de cette situation. La cuisine, comme son nom l’indique, est réservée aux cuisiniers. Ceux qui savent cuisiner, quoi me souffla-t-elle. Ah m'empressais-je de répondre, comme soulagé par cette révélation. C'était donc ça le malaise, je ne savais pas cuisiner, je n'avais donc pas le droit de me rendre en ce lieu ? Et pourtant, en tant qu'employé de ce château, et en tant que gérant du bar, j'étais en droit de m'y rendre. Qu'importe, la situation ne me permettait pas de répondre, puisque nous nous retrouvons soudainement plongé dans l'obscurité. Je n'aimais pas cela, je n'ai jamais aimé cela. Le noir avait la propriété de m'apeurer, étrange sensation quand on connaît mon caractère d'aventurier. Je m'appuyais aussitôt à la table de travail, y plaquant mes mains. Si c'est une mauvaise plaisanterie, elle n'est pas drôle marmonnais-je alors, tout en faisant croire que cela m'amusais plus qu'autre chose. Je me pinçais les lèvres, réfléchissant alors à une solution pour atteindre la sortie. Mon portable se trouvant dans mon sac qui se trouvait lui-même dans mon casier, je ne pouvais pas éclairer mon chemin. As-tu peur, Leo ? lui demandais-je avant de m'avancer en sa direction, toujours avec les mains plaquées sur le plan de travail. Quoi de mieux pour trouver une solution que de se lier avec votre ennemi de la journée ? Rien, évidemment rien. Ma main tomba enfin sur son bras, je me décalais aussitôt, ne voulant pas la brusquer. Au moins, je la savais à mes côtés. Je croisais à nouveau mes bras contre sa poitrine. Une solution ? Après tout, c'est ta cuisine, tu connais mieux l'endroit que moi lui soufflais-je, d'une tonalité clairement sarcastique. Elle jouait la propriétaire des lieux, alors qu'elle assume ce rôle jusqu'au bout, avec ses avantages et ses inconvénients.

Elle se sentit frissonner en même temps que l’obscurité les enveloppa, ramenant à la surface quelques unes de ses peurs les plus coriaces. Si c'est une mauvaise plaisanterie, elle n'est pas drôle Elle laissa échapper un rire nerveux, qui sonna étrangement aigu et tendu à ses propres oreilles. Ses pauvres mains tremblaient alors qu’elle tentait de se repérer, tâtonnant dans le vide, palpant les meubles afin de se situer clairement, scrutant les ténèbres dans l’espoir de distinguer une lueur salvatrice. As-tu peur, Leo ? Tais-toi, rétorqua-t-elle dans un murmure furieux qui sembla se répercuter en écho sur chaque mur de la pièce. Elle était terrifiée. Complètement désorientée, vulnérable. C’était dans le noir qu’elle pensait le plus aisément à sa soeur, qu’elle voyait le plus clairement le sang qui souillait la baignoire.. Elle secoua la tête, se ressaisit, cramponna fermement le plan de travail avant de sentir quelque chose toucher son bras. Elle laissa échapper un cri, davantage de surprise que de terreur, avant de réaliser qu’il s’agissait de la main de Valentino. Son instinct de préservation lui enjoignit de s’éloigner, de trouver la sortie, de ne pas rester dans le noir avec cet être aux expressions de prédateurs. Elle se remit alors à tâtonner dans la direction qu’elle estimait être celle de la sortie. Une solution ? Après tout, c'est ta cuisine, tu connais mieux l'endroit que moi L’ironie la frappa de plein fouet. Elle réalisa soudainement tout le dédain dont elle avait fait preuve auparavant, mais ne put s’empêcher d’enrager. Il la provoquait alors qu’elle était en panique, perdue dans un dédale de plans de travail, de charriots, de casseroles et de légumes. J’ai une tête de chauve-souris ? Comment veux-tu que je me repère dans ce truc ? s’entendit-elle éructer. Puis, sentant qu’elle s’éloignait trop de lui et qu’il n’était finalement peut-être pas si sage de s’éloigner de la seule autre présence humaine dans la pièce, elle se mit à lancer, affolée : T’es où ? T’es où ? T’es là ? Déconne pas, c’est pas marrant. Elle n’était pas sûre d’attendre une réponse, seulement quelque chose susceptible de la rassurer. Alors elle se laissa glisser le long d’un plan de travail, son dos s’appuyant contre un four encore tiède.

Je ne bougeais pas afin de ne pas me perdre dans cette cuisine que je ne connaissais absolument pas. Je ne possédais aucun repère, pas la moindre accroche susceptible de me guider, et de me ramener sur le bon chemin, celui qui allait me mener à la sortie. J’ai une tête de chauve-souris ? Comment veux-tu que je me repère dans ce truc ? me répondit-elle, énervée. Nous étions tout les deux enfermés, dans le noir, alors s'énerver l'un sur l'autre n'était probablement pas la bonne solution pour réussir à apaiser nos angoisses. Les miennes grandissaient, et m'empêchaient de respirer normalement. T’es où ? T’es où ? T’es là ? Déconne pas, c’est pas marrant souffla-t-elle, comme paniquée. Je me redressais alors aussitôt, et me dirigeais en direction de sa voix. Ne pleures pas chérie, je suis là lui répondis-je, pour la rassurer. Je tendais mes bras devant moi, afin d'éviter de me prendre un meuble, ou un des charriots qui traînaient dans la pièce. Fais-moi penser qu'il faut que je dise au patron que la cuisine est mal rangée soufflais-je, après avoir percuté un meuble dont j'ignorais encore l'identité. Je retenais mes injures, je retenais ma souffrance. Sérieusement, l'obscurité, je détestais ça. Davantage dans un lieu que je ne maîtrisais pas. C'est avec les bras tendus que je l'atteignais enfin. Je l'attirais sans trop savoir pourquoi contre mon corps, c'était psychologique. Je prenais cela comme un besoin de la réconforter, mais dans le fond, c'était pour me rassurer moi-même face à cette peur qui m'envahissait de plus en plus. Maintenant fermes tes paupières, et essayes de te repérer dans la pièce lui ordonnais-je. Tu y passes bien tes journées me sentis-je obligé de rajouter. J'attrapais ses mains, pour la rassurer, et m'appuyais contre la première chose qui se trouvais sous mes fesses. Enfin non, d'abord reprends une respiration normale, j'ai l'impression que tu vas exploser avouais-je, le silence régnant dans la pièce, je pouvais me concentrer sur son souffle, et celui-ci était bien plus rapide que le mieux. La petite brune au caractère fort avait donc une faiblesse, l'obscurité. Moi qui me pensait apeuré, ce n'était rien comparé à Leo.

Ne pleures pas chérie, je suis là. Pendant l’espace d’un instant, elle crut qu’il se moquait d’elle. Elle écarquilla les yeux, resta sans voix avant de se rendre compte qu’il faisait preuve d’une réelle sollicitude. Fais-moi penser qu'il faut que je dise au patron que la cuisine est mal rangée, l’entendit-elle maugréer alors qu’un bruit de collision parvenait à ses oreilles. Elle laissa échapper un léger rire d’entre ses lèvres, imaginant sans difficulté la tête du patron si on osait lui balancer à la figure que sa cuisine était en désordre. Etrangement, elle sentait sa crainte s’apaiser à mesure qu’il balançait ses phrases insensées. Elle le sentit alors près d’elle, se retrouva contre lui, sans comprendre comment il avait pu la trouver au milieu d’un tel foutoir. Maintenant fermes tes paupières, et essayes de te repérer dans la pièce Elle hocha la tête, se souvint qu’il ne pouvait pas la voir, mais ne dit cependant rien. Tu y passes bien tes journées. Elle inspira profondément, prête à se mettre au travail. Allez ma grande, c’est le moment de se réveiller. Le moment d’ignorer ses mains tremblantes, de contrôler sa respiration haletante, de se concentrer sur autre chose que des craintes puériles. Enfin non, d'abord reprends une respiration normale, j'ai l'impression que tu vas exploser. Elle serra brièvement les mains du jeune homme, comme pour lui faire savoir que c’était bon, elle allait enfin faire fonctionner son cerveau au lieu de geindre. Promis, je ne vais pas te claquer entre les doigts. Leo ferma les yeux. Lorsque le courant avait lâché, ils étaient près du coin des déchets. Ce qui n’était pas exactement à côté de la sortie. Elle essaya de visualiser le parcours qu’elle avait mené après cela, se représentant clairement le passage situé entre les deux ilots des préparations chaudes. Au moins, ils se rapprochaient de l’issue. Elle se sentit sourire, le premier sourire franc de la semaine. Très cher, je crois que la fin est proche. Elle se redressa sans lâcher la main de Valentino, le tirant en avant avec elle entre deux charriots qui glissèrent de façon hasardeuse lorsqu’elle les toucha. Merci de ne pas m’avoir giflée pour me ramener sur le droit chemin, au fait, ajouta-t-elle d’une voix reconnaissante teintée d’une timidité proche de l’embarras. Puis, après une pause ponctuée d’impacts contre divers meubles, elle finit par lâcher Je t’avais bien dit que seuls les cuisiniers ont leur place dans cette cuisine.